Si la date de sa découverte fait toujours débat, l’aspirine est une molécule aux effets spectaculaires sur l’organisme. Elle peut réduire les douleurs et la fièvre, mais aussi limiter le développement des cancers et des métastases. Son rôle en prévention cardiovasculaire est central… mais aussi débattu. Retour sur un petit miracle pharmacologique et thérapeutique.

Sommaire
Couteau suisse médical
L’aspirine est le médicament le plus produit au monde. C’est le réflexe numéro un pour des millions de Français en cas de fièvres et maux de tête, avec plus de 320 millions de comprimés avalés tous les ans.
Mais l’aspirine, c’est une histoire extraordinaire vieille de plusieurs milliers d’années. Une épopée qui nous montre comment de savants chimistes et pharmacologues ont créé une molécule presque miraculeuse… sans vraiment le savoir.
Car on se demande encore aujourd’hui quelles sont les limites thérapeutiques de l’aspirine. La communauté scientifique ne cesse d’en évaluer ses propriétés, pour à peu près tout. Elle pourrait notamment avoir un rôle majeur pour réduire les risques :
- de cancers et des terribles métastases
- de rejet des transplantations d’organes
- de complication du Covid-19
- d’avoir un événement cardiovasculaire fatal
- de maladie veineuse thromboembolique
Mais avant d’être accessible avec une facilité déconcertante dans toutes les pharmacies de quartier, elle a vécu une histoire digne d’une série Netflix.
Du champ aux pharmacies
On connaît tous les premières lignes de cette histoire. L’aspirine vient de mère Nature. Des saules, mais pas uniquement. On estime que les Sumériens et les Égyptiens avaient déjà connaissance des propriétés anti-inflammatoire et antipyrétique (contre la fièvre) de l’écorce des saules.

On retrouve des traces officielles de l’utilisation de cette écorce pour calmer des douleurs à partir de 1934 avant J.-C. Il faudra attendre deux siècles pour que la magie du progès scientifique commence à tirer sur les ficelles de la future aspirine.
Car au départ, on parle de salicyline. C’est bien la molécule au cœur de toutes les attentions qui a été produite par Johann Buchner en 1828. Le nom de salicyline vient directement de la famille des Saules, Salicaceae.
On est encore loin du comprimé d’acide acétylsalicylique ou l’aspirine.
L’étape suivante a été franchie 10 ans plus tard par le français Pierre-Joseph Leroux et Raffael Piria qui ont produit une forme purifiée d’acide salicylique. L’acide n’est pas encore stable. Pire, la molécule donne des complications gastriques qui réduisent les chances d’une commercialisation à grande échelle.
C’est un certain groupe allemand Bayer qui sera à l’origine de l’aspirine que l’on connaît aujourd’hui. En 1897, le chimiste Felix Hoffmann réussit à rajouter un groupe acétyl qui donnera une forme stable, sans complication gastrique, avec le fameux acide acétylsalicylique.
Un comité décidera d’utiliser le terme « acetyl » et « spiraea », le nom latin de la reine des près à l’origine des travaux d’Hoffman pour isoler et créer l’aspirine.
Et voilà. Un nom prédestiné pour une molécule quasi miraculeuse. Voici quelques dates clés dans l’histoire mouvementée de l’aspirine :
- 1962 : on fait les premiers liens entre l’aspirine et le syndrome de Reye. Une maladie qui touche principalement les enfants et adolescents de moins de 16 ans avec une encéphalopathie et une stéatose hépatique microvésiculaire (de la graisse dans le foie).
- 1967 : on découvre l’effet anti-plaquettaire majeur de l’aspirine qui permet de fluidifier le sang, avec des conséquences majeures sur le risque d’hémorragie et les positionnements contre les maladies cardiovasculaires
- 1971 : l’aspirine inhibe la synthèse des prostaglandines, qui ont rôle majeur dans l’inflammation et la fièvre
- 1976 : ce sont les premières évidences scientifiques d’un possible effet de l’aspirine pour réduire les infarctus.
Les promesses thérapeutiques
Au-delà des effets acquis et indiscutable (baisser la fièvre, réduire les douleurs et fluidifier le sang), l’aspirine peut facilement être ajoutée dans des protocoles d’études cliniques pour en mesurer les effets.
Toutes ces émulations scientifiques génèrent des signaux, avec des espoirs thérapeutiques importants pour améliorer la qualité de vie des patients et traiter efficacement certaines maladies.
Des pistes qu’il faut étudier avec finesse, car les déceptions peuvent être au coin de la rue. Nous l’avons vu avec la vitamine D et les maladies cardiaques, l’hydrogène ou le fameux Bol d’Air Jacquier. L’aspirine n’y échappe pas. Nous allons le voir plus bas.
La dose fait le poison… ou le remède ne dit-on pas ! Les effets thérapeutiques sont souvent mis en aveugle avec des « doses faibles » comme on dit. On parle d’une dose de 75 à 350 mg quotidiennement, contre 500 mg à 1 g pour une utilisation antipyrétique classique.
Des greffes sans rejet ?
L’aspirine pourrait-elle réduire le risque de rejet lors des transplantations d’organes, du cœur et du foie ? Peut-être bien.
Il y a en tout cas des pistes. Car l’aspirine réduit le risque de formation de thromboses qui peuvent participer aux rejets des greffes. En plus des effets anti-inflammatoire et immunomodulateur, une faible posologie d’aspirine « semble » tout indiquée.
Mais faut-il encore le démontrer formellement.
Une équipe américaine montrait en 2021 comment une faible dose d’aspirine pouvait réduire le risque de vasculopathie des greffes cardiaques… mais uniquement chez les personnes dont l’organisme est en train de rejeter le greffon.
Mais il faudra mener d’autres études sur les transplantations cardiaques pour s’assurer d’un bénéfice sur le taux de rejet des greffes.
Une étude épidémiologique chez plus de 3 000 enfants n’a pas montré de bénéfice sur les rejets avec l’aspirine à faible dose. L’étude ne permet pas de contrôler tous les facteurs de confusion et de répartir équitablement les participants dans des groupes identiques.
Les greffes de foie pourraient aussi en bénéficier. Une étude épidémiologique chez plus de 2 300 participants montrait en 2022 une réduction du risque de 23 % de rejet avec l’aspirine à faible dose. Cette réduction relative de 23 % correspond à 7 % en valeur absolue. 11 % des participants avec l’aspirine ont connu un rejet sur un an de suivi contre 18 % pour les autres.
Une étude rétrospective parue en 2007 avait d’ailleurs montré comment l’administration d’aspirine à faible dose (100 mg par jour) pouvait réduire le risque de thrombose des artères hépatiques après une greffe.
La piste est aujourd’hui sérieusement envisagée, surtout chez les personnes sans contre-indication et risque d’utiliser cet anticoagulant !
Cancer et métastases au tapis ?
Avec des effets anti-inflammatoires et immunomodulateurs, peut-on attendre de l’aspirine une action contre le développement des cellules cancéreuses ? La piste est là aussi prometteuse avec de nombreux résultats d’études cliniques et épidémiologiques.
Des « promesses » qui n’ont rien à voir avec d’autres médicaments célèbres comme l’ivermectine ou le fenbendazole.
Méta-analyse : une arme à double tranchant
Les méta-analyses sont le symbole de l’argument ultime en science. On dit que c’est le plus haut niveau de preuve. Si ça peut sembler vrai, elles sont loin d’être parfaites, elles peuvent être biaisées, sujettes aux conflits d’intérêts et doivent être interprétées avec précaution.
Cela fait plus de 50 ans que l’aspirine intéresse les médecins pour ses propriétés anti-cancéreuses potentielles. Il existe des centaines d’études sur ce sujet avec des indices très sérieux d’un anti-cancéreux probable et significatif avec une faible dose d’aspirine.
- La totalité des études observationnelles (plus de 110) montre une réduction de l’incidence et de la mortalité des cancers d’environ 20 à 25 % (1) et notamment le redoutable cancer du pancréas (2)
- Cette réduction se retrouve dans les méta-analyses des essais cliniques randomisés (plus de 20) (4)
- Les bénéfices concernent aussi les métastases avec une réduction globale du risque de 30 à 40 % (5)
Plusieurs mécanismes ont été identifiés démontrant un lien direct avec l’utilisation de l’aspirine.
Parmi ces mécanismes on retrouve :
- l’inhibition d’enzymes spécifiques (cyclooxygenase)
- l’augmentation des capacités de réparation de l’ADN
- une action épigénétique pour limiter le développement des cancers
- la réduction du risque de métastase en inhibant les plaquettes (thromboxane A₂)
- une activation de l’autophagie (une arme redoutable à double tranchant)
Une époustouflante étude parue le 5 mars 2025 dans Nature montrait comment l’aspirine pouvait prévenir la formation de métastase en inhibant un dérivé plaquettaire (thromboxane A₂) qui permet la libération complète et suffisante de cellules immunitaires T contre le développement des métastases (6).
Il y a un débat explosif sur les bénéfices de l’aspirine pour traiter le cancer colorectal et le risque de récidive après une opération. Une étude clinique chez plus de 1500 participants extrêmement récente montrait l’absence de bénéfice sur le risque de récidive avec 200 mg d’aspirine par jour.
Le problème ? Peut-être le manque de sélection plus fine des participants. Car d’autres études cliniques ont montré les effets bénéfiques de ce traitement pour :
- Le risque de cancer colorectal héréditaire (7)
- des participants exprimant des antigènes de classe I du complexe majeur d’histocompatibilité (HLA Class I Antigen) (8)
- Ou encore chez ceux atteints d’une mutation particulière PIK3CA (9), avec des réserves, car l’étude n’est pas encore publiée.
Autrement dit : la sélection plus fine des participants pour certains types de cancers pourrait être la clé de la réussite de ce traitement. Et cela montre que c’est loin d’être un comprimé aux effets miraculeux en toute circonstance !
La plus récente synthèse et méta-analyse citée plus haut évalue aussi les risques, et notamment de saignements intestinaux. On retrouve bien une augmentation du risque de saignements gastro-intestinaux (3 cas pour 1000 personnes) sans augmenter les complications fatales… ce qui est très rassurant et en faveur d’une balance bénéfice/risque positive.
Le traitement oublié contre le covid-19 ?
Un doliprane, et ça ira ! Le réflexe thérapeutique pendant la crise sanitaire de Covid-19 s’est limité (au début, du moins) au paracétamol. Pourtant, des voix scientifiques ont rapidement fait émerger des données positives avec l’aspirine.
Car l’aspirine pourrait avoir son rôle en limitant l’inflammation, la réponse immunitaire et en limitant le risque de thrombose avec le covid-19.
Logiquement, on retrouve de nombreuses synthèses et méta-analyses d’études observationnelles avec des bénéfices clairs et cliniquement forts de l’aspirine (11, 12, 13).
Mais l’histoire se complique quand on s’intéresse aux résultats des essais cliniques randomisés, contre des placebos. Une première méta-analyse sur les effets des antithrombotiques comme l’aspirine n’avait pas montré de bénéfice sur la mortalité pour les infections virales, en écartant le covid-19 (14).
Une alerte ? Peut-être. Car une méta-analyse de la collaboration Cochrane n’a pas pu montrer de bénéfice sur les décès avec l’aspirine (15). Ils montrent en revanche une réduction possible du risque d’avoir une thrombose veineuse profonde et une embolie pulmonaire.
« Possible », car les données ne sont pas d’une qualité extraordinaire. Ils se drapent donc de prudence. Il sera difficile de dire en l’état si l’aspirine est réellement efficace pour protéger des hospitalisations et des décès contre le covid-19.
Adieu les infarctus ?
L’une des premières applications thérapeutiques majeures de l’aspirine concerne les maladies cardiovasculaires. Très tôt dans son histoire nous avons eu des indications que l’acide acétylsalicylique pouvait prévenir les infarctus du myocarde.
Mais beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis, avec la publication de nombreuses études cliniques et observationnelles qui rapportent des données conflictuelles.
Les bénéfices vont dépendre de quel type de prévention on parle (comme pour les statines).
- Primaire. On va traiter les personnes qui n’ont jamais eu d’événement cardiovasculaire.
- Secondaire. On traite cette fois-ci les patients avec au moins un antécédent cardiovasculaire
L’ensemble des données montre que la balance bénéfice/risques est positive en prévention secondaire, mais pas en prévention primaire (16). Les risques de l’aspirine (saignement) l’emportent sur les bénéfices (antithrombotique) en l’absence d’événement cardiovasculaire.
Certains ont essayé de classer les individus en fonction du risque cardiovasculaire. L’idée est de proposer aux personnes les plus fragiles la thérapie pour tenter d’y voir un bénéfice, avec des résultats contradictoires.
Si certains ne montrent aucun effet positif de l’aspirine (17), d’autres estiment qu’il faut mesurer le risque cardiovasculaire avec finesse et proposer de l’aspirine chez les personnes avec un risque de saignement faible (18).
D’autres chercheurs américains parviennent à des résultats identiques. L’absence de bénéfice sur la mortalité cardiovasculaire en prévention primaire, sauf à s’intéresser uniquement aux séniors en mauvaise santé (19). Les bénéfices restent minces et à nuancer avec les risques graves d’hémorragie intracrânienne.
L’aspirine n’est pas non plus magique chez les diabétiques en prévention primaire sans effet notable sur la mortalité cardiovasculaire, avec toujours cette épée de Damocles de saignement grave (20).
Aspirine : molécule miracle ?
Déjà en 1974 on se demande si l’aspirine n’est pas une molécule miracle. On commence à peine à toucher du doigt ses nombreuses propriétés pharmacologiques. On l’utilise principalement pour faire baisser la fièvre, fluidifier le sang et lutter contre les douleurs.
Mais l’acide acétylsalicylique agit aussi sur le système immunitaire et inflammatoire. Les processus biologiques ne sont pas tous connus ni parfaitement décrits, mais les faits sont là.
Des doses faibles d’aspirine montrent des résultats impressionnants sur l’incidence et la mortalité des cancers. On sait désormais que la molécule antiplaquettaire permet de donner une sorte de coup de fouet à certaines cellules immunitaires. En conséquence, le risque d’avoir une métastase est plus faible.
Elle n’est pas miraculeuse pour autant. Car à limiter la coagulation du sang, on augmente le risque de saignement. Des saignements qui peuvent être dangereux et fatals suivant la localisation. Notamment au cerveau.
C’est la raison pour laquelle l’aspirine est controversée en prévention primaire des maladies cardiovasculaires. Les bénéfices ne l’emportent pas clairement sur les risques. L’histoire est différente en prévention secondaire où l’aspirine est tout indiquée.
Des pistes sérieuses doivent encore être explorées : son rôle dans l’acceptation des greffons ou bien son utilisation minutieuse en prévention cardiovasculaire primaire.
Sa découverte a clairement bouleversé le paysage médical et scientifique. On continue aujourd’hui de découvrir de nouveaux mécanismes et applications potentielles. Des applications et des résultats positifs sur des dizaines d’essais cliniques chez l’homme, soutenu à la fois par des données épidémiologiques et des mécanismes biologiques.
6 commentaires
L’aspirine est un élément déclencheur de la maladie d’alzheimer ce n’est pas rien. Et effectivement, ma grand mère prenait un cachet d’aspirine tous les jours pour se prémunir de pb cardiovasculaires et le résultat : elle a eu la maladie d’alzheimer.
Vous n’avez pas fait mention de cette découverte concernant l’aspirine et cette foutue maladie, pourquoi ?
Bonjour Meg,
Bien écouté, je n’ai rien vu passer sur la maladie d’Alzheimer et l’aspirine dans mes recherches. Mais j’ai fait une veille scientifique rapide pour voir les résultats des travaux :
Les études observationnelles tendent à montrer que les utilisateurs d’aspirine sont moins touché par la maladie d’Alzheimer que les non-utilisateur. Le seul essai clinique (à ma connaissance) ne montre aucun effet positif ni négatif. Globalement, ces données sont très rassurantes sur le profil de l’aspirine.
La maladie d’Alzheimer est multi-factorielle, et il n’y a aujourd’hui aucun élément sérieux pour l’accuser d’en être responsable ou un déclencheur.
Au plaisir de vous lire
Ah ok, j’ai cru avoir entendu le contraire il y a environ 2-3 ans. L’aspirine étant fortement décriée. Mais bon, concernant la maladie d’alzheimer j’ai donc mal compris.
Au contraire, des indices montrent que l’utilisation de l’aspirine pourrait être protecteur.
La maladie d’Alzheimer est délicate, et les mécanismes ne sont pas bien connu. Avec des effets anti-inflammatoires et immunomodulateurs de l’aspirine, j’ai du mal à voir les mécanismes en jeu pour favoriser cette maladie au long cours.
Je ferais peut-être un ajout sur ce sujet en creusant davantage pour en avoir le coeur net :)
On peut pas faire d’un cas particulier une généralité. Ma belle mère prenait cet aspirine peu dosée sur instruction de son médecin
Elle avait une mémoire fabuleuse et une acuité de la pensée remarquable jusqu’à sa mort à l’âge de 98 ans! Ce qui ne veut pas dire que l’aspirine en fut responsable…mais elle y croyait dur comme fer!
Il est intéressant de remarquer que peu importe la situation, on ne peut pas s’empêcher de faire des associations (positives ou négatives) entre un médicament et un état de santé particulier. C’est très intéressant et vous avez raison de préciser qu’on ne peut pas en tirer grand chose. Il faut des données consolidées sur plus de participants.