Le fil dentaire sert-il à quelque chose ?

Il est plébiscité par les dentistes pour lutter contre la plaque dentaire, les gingivites et les caries. En plus de ces bienfaits, il pourrait réduire le risque d’avoir une maladie cardiovasculaire. Que demander de plus ! Des preuves d’efficacité solides ?

J’ai un conflit moral avec ce sujet, et je préfère le clarifier immédiatement. Je n’utilise pas de fil dentaire. Je trouve ça pénible, en plus d’abîmer une fois sur deux mes gencives qui vont suinter du sang.

Mais ce n’est que mon avis. Et en soi, il ne vaut pas grand-chose (notre enquête en lien avec les survivants devrait vous intéresser).

D’après votre dentiste en revanche, le fil dentaire est incontournable après le brossage de dent. Si le dernier professionnel que j’ai vu avait trouvé l’état de ma bouche correct, il m’a conseillé de cureter mes dents avec le fil magique.

Ce déchet de l’industrie médicale (des fils de sutures stérile inutilisé) a été propulsé dans toutes les salles de bain du monde à la fin des années 1800 par la société Johnson & Johnson.

Les revendeurs de fil dentaire comme Oral B ont carte blanche côté marketing. Les dentistes encouragent l’utilisation du fil dentaire, on peut alors en vanter les nombreux mérites.

Mais quels mérites ?

Pourquoi le fil dentaire ?

Ben oui pourquoi ? La brosse à dent n’est pas suffisante ?

Le brossage des dents est la stratégie n°1 d’hygiène pour éviter :

• la plaque dentaire
• les caries
• les gingivites
• et tous les problèmes qui vont avec (infection, dévitalisation, etc.)

Il n’ y pas vraiment de consensus sur la manière dont il faut se brosser les dents. On sait surtout qu’il faut :

• se brosser les dents au moins deux fois par jour
• veiller à changer régulièrement de brosse.

On parle plus généralement de la maladie parodontale (j’en parle ici chez le chien et le chat si vous aimez faire des grands écarts intellectuels !).

Cela commence par une inflammation de la gencive (gingivite) qui entraîne petit à petit le déchaussement de la dent. On parle aussi de périodontite ou parodontite avec saignement et des infections possibles.

Des infections qui pourraient in fine dégrader la santé… de vos artères ! Oui, c’est très sérieux.

De plus en plus de travaux épidémiologiques associent les cas les plus graves de maladie parodontale avec un sur-risque de mortalité cardiovasculaire (un premier et un second exemple ici).

C’est là que le fil dentaire fait son entrée.

Ce petit fil blanc que l’on enroule autour des doigts sert à frotter les zones habituellement inaccessibles à la brosse à dents classique. Entre les dents.

L’idée est d’aller déloger les amas de nourriture et les débuts de plaque dentaire synonyme de futurs problèmes de santé.

Vous l’avez compris, le fil dentaire permettrait de limiter les cas de gingivites, la plaque dentaire et toutes les infections qui pourraient avoir des conséquences gravissimes sur la santé de vos vaisseaux sanguins !

Il faudrait le faire une fois par jour au moins, et deux fois dans l’idéal.

Si les dentistes le recommandent, pourquoi en douter ?

Car cette recommandation semble un peu faiblarde quand on regarde les données cliniques qui ont évalué l’intérêt du fil dentaire.

Alors faut-il en rajouter une couche malgré un brossage régulier avec du matériel changé régulièrement ?

Maladie parodontale au tapis ?

L’Association dentaire américaine recommande d’utiliser le fil dentaire une fois par jour, peu importe le moment de la journée. Pour retirer les morceaux de nourritures et la plaque dentaire.

Deux grands coupables des caries dentaires et des gingivites.

Mais l’association américaine qui fait autorité dans ce domaine ne s’étend pas trop sur la qualité des preuves scientifiques à l’origine de sa recommandation. C’est une position classique.

Elle reste générale. Et fait une recommandation de « bon sens » qui ne coûte pas grand-chose. Sauf que le « bon sens » est parfois bien mauvais conseiller en médecine.

Car son utilisation fait débat dans la communauté scientifique et médicale. Il pourrait être inutile, ou proposer un léger bénéfice dans le pire et le meilleur des cas.

Mais d’où vient cette affirmation qui hérisserait le poil de n’importe quel dentiste ? Des plus récentes analyses globales des études à notre disposition.

Les prudentes synthèses

En 2015, une équipe britannique spécialisée sur la maladie parodontale jetait un pavé dans la mare. Après une analyse minutieuse de la totalité des preuves scientifiques à notre disposition, ils concluent au manque d’intérêt du fil dentaire contre la plaque dentaire et les gingivites.

Ils précisent que « bien qu’il soit largement préconisé, il convient de noter que la majorité des études disponibles ne parviennent pas à démontrer que le fil dentaire est généralement efficace pour éliminer la plaque dentaire et réduire l’inflammation gingivale. »

La même année, une équipe allemande de l’école de médecine dentaire à Kiel parvenait aux mêmes conclusions. L’utilisation du fil dentaire n’aurait pas d’intérêt pour limiter le développement de la plaque dentaire.

Décidément une mauvaise année pour les revendeurs de fil dentaire !

Ils précisent en revanche que les brosses interdentaires montrent une certaine efficacité pour réduire la présence de plaque dentaire.

Et les choses ne s’arrangent pas vraiment avec le temps pour le fil dentaire.

Car c’est la collaboration Cochrane connue pour la qualité de ses analyses (avec ses couacs et ses faiblesses tout de même) qui s’y mêle avec une publication de 2019.

L’analyse est fine, poussée, en mesurant l’effet du fil dentaire sur les gingivites (saignement et l’index classique utilisé par les professionnels) et la plaque dentaire, à différentes échelles de temps (1, 3 et 6 mois).

Les résultats sont… mitigés.

Le fil dentaire en addition d’un brossage de dents aurait un effet positif sur les gingivites, jusqu’à 6 mois de suivi.

Le mystère reste entier pour la plaque dentaire. Mais dans les deux cas (gingivite et plaque dentaire), la qualité des preuves est « faible » à « très faible ».

Ce n’est pas le niveau de preuve qui permet de faire des recommandations claires, sans nuance ni précaution.

C’est justement le périlleux exercice qu’a réalisé une équipe Danoise en 2020 sur cette question. Il ne trouve pas d’effet significatif majeur du fil dentaire sur la gestion des gingivites et de la maladie parodontale.

Un léger bénéfice pourrait exister pour les gingivites. C’est le seul signal qui mérite une certaine attention. Un bénéfice qui pourrait dépendre de… la technique !

Les preuves récentes

Mais depuis 2020, les chercheurs ne sont pas resté les bras croisés. De nombreuses études cliniques ont évalué l’impact du fil dentaire en plus du brossage des dents sur la plaque dentaire, le saignement et les gingivites.

Et globalement, ces études montrent un bénéfice de plus en plus marqué et crédible sur les gingivites, et le saignement. Pour la plaque dentaire, le bénéfice du fil dentaire est très improbable.

En 2024, chez plus de 270 participants, l’ajout fil dentaire n’aura eu qu’un effet mineur sur les gingivites 1 mois après son utilisation, pour disparaître après 12 mois d’utilisation.

Les bénéfices sont plus marqué pour les saignements et absent pour la plaque dentaire.

Au moins 5 autres essais cliniques montrent ainsi le bénéfice à court et moyen terme du fil dentaire sur l’état de santé des gencives (1, 2, 3, 4 et 5)

Des études qui montrent que l’on obtient des bénéfices plus marqué quand un professionnel de santé donne des conseils sur la manière d’utiliser le fil dentaire.

Autrement dit : comme pour le brossage des dents, il faudrait un travail d’éducation à l’utilisation du fil dentaire pour en maximiser les bienfaits.

Des bienfaits sur le cœur ?

Quand on suit de grandes cohortes avec des milliers de participants, on réalise que ceux qui ont une mauvaise santé buccodentaire (gingivites, caries, etc.) ont plus de maladies cardiovasculaires. 

Les mécanismes ne sont pas véritablement identifiés. Et des confusions majeures existent. Car ceux qui ont des gencives et des dents en excellentes santés sont aussi ceux qui ont la meilleure hygiène de vie, et des avantages socio-économiques certains.

Ce sont plus souvent des femmes, mieux éduqués, qui fument et boivent peu d’alcool avec une alimentation plus équilibrée et davantage de pratique physique.

Les adeptes du fil dentaire cochent donc toutes les cases pour avoir une bonne santé cardiovasculaire !

Récemment, une étude de ce type montrent le lien protecteur entre les utilisateurs réguliers de fil dentaire et la survenue d’infarctus.

La boucle est-elle bouclée ?

Pas vraiment. Ces études sont « génératrices d’hypothèses » à défaut d’apporter des réponses solides et affirmatives, selon les auteurs qui restent prudents.

Que faut-il faire ?

L’intérêt du fil dentaire n’est pas clair. La science tergiverse et les études dont certaines proviennent directement des fabricants apportent des résultats contradictoires.

Pourtant, toutes les plus grandes associations médicales dentaires et autorités de santé dans le monde recommandent d’utiliser ce fil dentaire.

Pourquoi ? Car pour elles, cela ne peut pas faire de mal, et dans le doute, il peut y avoir un bénéfice.

Donc pourquoi s’en priver ?

La remarque est légitime. Le président de l’association dentaire américaine fait même dans la presse une métaphore plutôt originale avec les murs d’une maison. Ce dernier précise que « c’est comme construire une maison et ne pas peindre des deux côtés de celle-ci, ces parties vont pourrir plus vite ».

Pourquoi pas.

Il y a aujourd’hui un faisceau d’indices venant d’études cliniques que l’ajout du fil dentaire pourrait réduire la gravité des gingivites, cette inflammation des gencives.

Une inflammation chronique avec la présence de bactéries qui se délectent d’une zone sensible où la nourriture s’accumule. Les conséquences pourraient se faire ressentir bien plus loin, dans nos artères avec une augmentation des maladies cardiovasculaires.

Cela reste aujourd’hui une hypothèse. La prudence est de mise. Elle est nécessaire puisque toutes les études ne concluent pas à des effets positifs sur les gencives, mais s’accordent toutes sur une absence d’effet sur la plaque dentaire.

Le fil dentaire n’apparaît donc pas comme une panacée. Et les bienfaits dépendraient de la méthode.

En tout et pour tout, devant l’absence de risque majeur sur la santé, le fil dentaire pourrait apporter un bénéfice sur la santé des gencives et le saignement.

L’impact à long terme sur les maladies cardiovasculaires est incertains.